Isolda Agazzi - Chiquita a cédé au racket de groupes paramilitaires colombiens, mais il a fallu que l’un d’eux soit décrété « terroriste » par les Etats-Unis pour que la compagnie finisse au tribunal. La multinationale n’est pas tirée d’affaire pour autant : les victimes de ces factions lui demandent réparation pour complicité.

Interrogé par téléphone au siège américain de Chiquita, Mike Mitchell, directeur de la communication explique que « les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) menaçaient de s’en prendre à la sécurité de nos employés et nous extorquaient depuis 1997. » C’est la raison pour laquelle, selon l’Agence France Presse (AFP), la multinationale aurait versé aux paramilitaires jusqu’à 1,7 millions de dollars (2 millions de francs suisses). « Mais la loi américaine a changé en septembre 2001 et l’AUC a été placée sur la liste des organisations terroristes. Dès que nous l’avons su, nous avons volontairement révélé l’affaire à la justice américaine, en avril 2003, et au public en mai 2004. Le 14 mars 2007, nous avons négocié un accord avec le Département de la justice portant sur une amende de 25 millions de dollars. » (30 millions de francs suisses).

José Humberto Torres, avocat colombien et militant du Comité de solidarité avec les prisonniers politiques, confirme que « le Bloc nord de l’AUC contrôlait la côte atlantique et rackettait même les petits vendeurs d’eau, et à plus forte raison les multinationales. Chiquita, comme d’autres, cherchait aussi à se protéger de la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et de l’Armée de libération nationale (ELN). L’AUC contrôlait tout, jusqu’au syndicat des travailleurs de bananes. » Mike Mitchell confirme que des payements avaient aussi été faits aux FARC et à ELN avant 1997, mais que l’amende porte seulement sur les versements à l’AUC, décrétée organisation terroriste par Washington.

Business et conflit armé

Est-ce qu’une entreprise peut faire des affaires dans un pays en proie à un conflit armé interne - selon la définition de la situation colombienne donnée par le Groupe de travail sur les disparitions forcées - sans céder au racket de l’une ou de l’autre faction ? José Humbert Torres l’affirme : « Chiquita aurait dû demander protection au gouvernement colombien, car elle payait un impôt sur la vigilance. Et le gouvernement aurait dû être en mesure de la garantir, surtout qu’il s’obstine à nier l’existence d’un conflit armé et prétend mener une politique de sécurité démocratique. Mais Chiquita a préféré, par convenance, demander la protection des paramilitaires. »

« C’est totalement irréaliste ! » rétorque Mike Mitchell. « La situation politique et légale en Colombie est très complexe : des factions de droite et de gauche s’affrontent et pour protéger ses employés il faut céder aux extorsions des uns et des autres, selon le rapport de force sur le terrain. ». Et l’actualité semble lui donner raison : Nestlé, qui a refusé le chantage, a vu une de ses usines incendiées en Colombie.

Et Mike Mitchell de conclure : « Nous étions dans un tel dilemme qu’ en 2004 nous avons vendu toutes nos plantations en Colombie, car nous voulons agir de façon légale et responsable. Aujourd’hui nous possédons des fermes au Costa Rica, Panama, Guatemala et Honduras et continuons à acheter des bananes en Colombie, mais sans être directement propriétaires des plantations. »

Loi américaine ou droits de l’homme ?

Au vu de la reconnaissance volontaire par Chiquita de sa responsabilité, les entreprises seraient-elles en train de prendre une nouvelle conscience ? Pour José Humberto Torres, il n’en est rien : « L’amende porte sur l’infraction à une loi américaine et non sur une quelconque complicité dans les graves violations des droits humains commises par les paramilitaires. » Et d’annoncer : « Mon organisation va demander formellement au gouvernement américain que les 25 millions de dollars servent à indemniser les victimes de ces violations ou leurs familles. Nous allons aussi exiger que les hauts responsables de Chiquita soient jugés pénalement pour avoir financé une organisation responsable de meurtres, terrorisme, déplacements forcés, disparitions forcées, violences sexuelles et recrutements forcés. Nous voulons que soit reconnu le droit à la vérité, à la justice et à la réparation des victimes. »

Selon la Commission colombienne de juristes (CCJ), plus de 6000 personnes ont été assassinées pour des raisons politiques pendant le premier mandat du président Uribe (2002 - 2006), dont 61% par les paramilitaires et 25% par la guérilla marxiste. Avec l’entrée en vigueur de la Loi justice et paix, en 2004, une partie des AUC - la principale organisation paramilitaire - a été démobilisée et, de fait, amnistiée. Mais elle a cédé la place à un réseau d’organisations plus atomisé et donc plus difficile à contrôler. Depuis lors, le nombre de meurtres commis par les paramilitaires a diminué, mais la CCJ en a recensé 1060 au cours de l’année écoulée, surtout des paysans et des indigènes.

Chiquita comme Unocal ?

Les multinationales ont-elles une responsabilité - directe ou indirecte - dans la violation des droits humains ? John Ruggie, représentant spécial sur les entreprises transnationales et les droits humains, va présenter son rapport au Conseil des droits de l’homme le 28 mars. Selon lui, peu d’entreprises sont susceptibles de commettre directement des crimes internationaux, mais elles risquent d’être tenues pour responsables de « complicité ». L’Alien Tort Claim Act (ATCA) est une loi américaine permettant de porter plainte, aux Etats-Unis, contre des entreprises accusées d’avoir participé à des crimes à l’étranger. A ce jour, c’est la jurisprudence nationale la plus étoffée en la matière. Parmi les plus de quarante affaires examinées à ce jour, la plupart portaient sur une allégation de complicité d’une entreprise dans des cas où les criminels directs étaient des forces de sécurité privées ou publiques, ou des factions armées en situation de guerre civile. L’affaire la plus connue - et la seule à avoir été jugée par la Cour suprême américaine - est celle d’Unocal, la compagnie pétrolière américaine accusée par des activistes birmans de complicité dans les crimes commis par la junte militaire du Myanmar. Selon le rapport de John Ruggie, une entreprise peut être considérée comme responsable, non seulement quand elle a sciemment contribué à la perpétration de ces crimes, mais même quand elle savait - ou aurait dû savoir - que son assistance allait y contribuer.

L’évolution récente de la jurisprudence et de la pratique semble montrer que les entreprises ne peuvent plus s’associer à des violateurs des droits de l’homme sans en payer le prix fort, aussi bien en termes pécuniaires que d’image. Ne pas céder au chantage ou aller faire du business ailleurs, telle semble être l’alternative.