La justice d’exception que les Etats-Unis ont créée après le 11 septembre 2001 a été tuée en deux temps. En juin 2004, la Cour suprême avait paralysé les Commissions militaires (c’est le nom de ces tribunaux de guerre) en accordant aux prisonniers de Guantanamo le droit de recourir contre leur détention devant des cours civiles, avec les avocats de leur choix.

Jeudi, les juges suprêmes (à 5 contre 3) ont décidé que les Commissions elles-mêmes sont illégales. Elles violent le droit militaire américain et le droit international, en l’occurrence la Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Et George Bush a outrepassé ses pouvoirs en les créant.

Hamdan versus Rumsfeld

Jakob Kellenberger doit être satisfait. Le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) vient régulièrement à Washington pour dire à peu près la même chose à la secrétaire d’Etat, Condoleezza Rice, au chef du Pentagone, Donald Rumsfeld, ou au président lui-même, dans une grande discrétion. Mais son soulagement ne peut qu’être limité. La Cour suprême n’avait à décider que du statut légal des dix prisonniers inculpés devant une Commission. Elle ne dit rien des autres détenus (440 à peu près), et du camp de Cuba lui-même.

Le cas dont la Cour avait accepté de se saisir en novembre dernier se nomme Hamdan versus Rumsfeld. Salim Ali Hamdan avait été capturé en novembre 2001 en Afghanistan, et transféré à Guantanamo deux mois plus tard. C’était le chauffeur d’Oussama ben Laden. Bien payé, dit-il : c’était pour faire vivre sa famille.

L’administration, par ses procureurs militaires, l’a inculpé d’avoir conspiré contre la vie de citoyens américains. Dans son arrêt qui condamne le système lui-même, la Cour ajoute que cette accusation vague ne tient pas : on ne peut poursuivre que pour un acte clairement décrit. Hamdan aurait dû comparaître en décembre 2004 devant une Commission militaire, avec des droits très limités.

Ce tribunal d’exception ne sort pas tout à fait du néant. De telles instances ont existé pendant la guerre civile, et surtout la Deuxième Guerre mondiale. L’administration Roosevelt avait créé une Commission militaire pour juger un groupe de saboteurs nazis qui avait débarqué sur une plage de Long Island, près de New York. Les juristes de George Bush s’en sont inspirés directement.

Le procès de Hamdan s’est arrêté au moment de commencer. Un juge de Washington venait de se saisir de son cas, comme l’autorisait désormais la Cour suprême. Il a décidé que l’ex-chauffeur était un prisonnier de guerre, soumis aux Conventions de Genève, et non pas un « ennemi combattant » hors de la protection internationale ; il devait être jugé par une cour martiale ordinaire.

C’est ce jugement qui est monté jusqu’au sommet. Il avait auparavant été cassé par une cour d’appel, dont faisait partie John Roberts, devenu en septembre dernier président de la Cour suprême. Roberts s’est désisté dans sa nouvelle fonction. Sa voix, qui aurait fatalement été en faveur du gouvernement, n’aurait rien changé : le résultat aurait été de 5 contre 4.

Dans le jugement rédigé par le vieux juge John Paul Stevens, la Cour dit que George Bush n’avait pas le pouvoir de créer cette justice d’exception. Ni la résolution votée en 2001 par le Congrès pour autoriser l’usage de la force après le 11 septembre, ni sa fonction de commandant en chef n’ont valeur de chèque en blanc. Le juge Anthony Kennedy a ajouté que les actions du président violaient le principe de la séparation des pouvoirs.

Bush ne pouvait donc pas prendre des décisions dérogeant au code de justice militaire et aux conventions internationales qu’ont signées les Etats-Unis. Les Commissions militaires, avec leur justice sommaire (preuves secrètes, audiences hors de la présence du prévenu), sont hors la loi.

La position du gouvernement a été défendue par Clarence Thomas, le seul juge suprême noir, dans une rare intervention orale. Il a reproché à la majorité de la Cour d’amoindrir « la capacité du président à confronter un nouveau et mortel ennemi ». C’est sans précédent et dangereux, a-t-il ajouté.

L’avenir du camp ?

George Bush a pris sommairement acte de ce désaveu au moment où il recevait à la Maison-Blanche le premier ministre japonais, Junichiro Koizumi. Il veut discuter avec le Congrès de la suite à donner au jugement de jeudi. La Cour a en effet entrouvert cette porte : les pouvoirs qu’il n’a pas, le président peut toujours tenter de les obtenir des élus.

Mais on voit très mal les Chambres entreprendre la rédaction d’une loi qui, par exemple, renierait la signature des Etats-Unis au bas des Conventions de Genève. Reste la voie des cours martiales. Reste aussi l’avenir du camp de Guantanamo lui-même.