Une femme éplorée assiste, impuissante, au naufrage de son fils englouti par les eaux. L’image, pourtant composée, évoque un drame quasi quotidien causé par l’émigration clandestine de l’Afrique du Nord vers l’Europe. Sous l’illustration, ces quelques mots : « Assez de la mort ! Parions sur la vie ». L’annonce publiée dans les journaux marocains fait partie d’une campagne destinée à dissuader une jeunesse désillusionnée de partir clandestinement pour l’Europe en quête d’une vie meilleure.

L’immigration illégale a atteint un taux alarmant en Afrique du Nord. Les services de sécurité marocains affirment avoir arrêté 35’000 clandestins entre janvier 2000 et juin 2001. Les dangers réels qu’implique cette aventure ne freinent en rien ceux que les Marocains surnomment « Harragas » (ceux qui sont prêts à tout brûler : leur carte d’identité et leur passé contre l’espoir d’une vie meilleure en Europe). « Je veux partir à n’importe quel prix, lance Ahmed, un jeune chômeur fraîchement sorti de l’université. Ici, je suis déjà mort. Au moins, si j’émigre, j’ai une petite chance de survivre ».

L’Espagne est le passage obligé des migrants du Maghreb : Ceux-ci traversent la Méditerranée depuis le nord du Maroc ou l’Atlantique depuis l’ouest du pays. Selon Ahmed Mnabhi, membre de Atimi, une ONG (organisation non gouvernementale), un millier de clandestins ont été engloutis au cours de ces six derniers mois par les eaux troubles du détroit de Gibraltar. Cause principale des décès : les « pateras » ou bateaux-canards surchargés de clandestins. Traditionnellement, les « pateras » sont utilisés pour chasser le canard dans les lacs. Peu profonds, ils accèdent facilement aux plages sans se heurter aux rochers sous l’eau, et échappent ainsi facilement aux gardes-côtes. Mais instables, ils ne tiennent pas la mer et basculent au moindre coup de vent ou à la moindre houle.

« Nous ne pouvons plus garder le silence sur un phénomène qui emporte plus de vies qu’une guerre », affirme Ahmed Mnabhi. Pour la première fois, le tabou a été levé au Maroc grâce à la campagne menée par Atimi. Les langues se sont déliées. Ali raconte comment la mort de sa sœur l’a définitivement dissuadé de cette périlleuse aventure. « Jamais, je ne m’enfoncerai dans cet enfer, déclare-t-il. Ma sœur, était enceinte. Elle s’est noyée quand l’embarcation qui la transportait avec 16 autres passagers a basculé. Elle avait payé 3’000 dollars à des passeurs. Cet argent était la compensation qu’elle avait obtenue lors de son divorce. Elle s’est aventurée dans cette histoire parce qu’elle savait qu’une mère seule et sans travail n’a aucune chance de vivre dignement chez nous. Mais elle n’a pas réussi à franchir le fossé qui sépare la misère du rêve ».

Pour Ramzi Fadili, un autre membre de Atimi, ni l’Espagne ni le Maroc n’assument leurs responsabilités. « Le Maroc pourrait très bien rendre ses côtes hermétiques. Mais elle préfère utiliser les clandestins comme pression pour obtenir plus d’aide de l’Espagne et de la communauté européenne », affirme-t-il. Le roi marocain Mohammed VI jette la responsabilité sur l’Espagne. « C’est vrai que les groupes mafieux au Maroc vivent des clandestins et de la drogue, a-t-il déclaré la semaine dernière dans une interview au Figaro. Mais les mafias existent aussi en Espagne et ils sont plus puissants que chez nous. Les embarcations qui transportent les clandestins viennent d’Espagne. Elles sont équipées d’engins super puissants qui les rendent bien plus rapides que nos patrouilles ».

Pas étonnant que les uns et les autre se lancent la balle lorsqu’on sait que derrière cette immigration clandestine, plus de 120 millions de dollars sont brassés chaque année.
Les clandestins payent entre 2’000 et 4’000 dollars par voyage et une « patera » prend jusqu’à 20 personnes. Dans le cadre de la campagne, Mnabhi a demandé que les autorités marocaines prennent des mesures concrètes. « Je ne vois pas d’autres solutions que de créer des emplois pour les jeunes, soutient-il. Selon les dernières publications du PNUD, le chômage au Maroc atteint 22%, et la pauvreté touche 20% des 30 millions d’habitants. Tant que la disparité économique existe, les jeunes trouveront tous les moyens possibles pour embarquer pour un eldorado au prix de leur vie ».

Nizar Al-Aly et Carole Vann / InfoSud-IPS