Sortie de prison le 11 août après deux mois d’incarcération, la journaliste et éditrice tunisienne Sihem Ben Sedrine est devenue une figure emblématique auprès de la population tunisienne. La porte-parole du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT) avait été arrêtée à l’aéroport de Tunis le 26 juin à son retour de Londres. Elle avait participé à une émission de la chaîne parabolique arabophone Al-Mustaquilla (l’Indépendant) et avait critiqué la corruption qui règne au sein de la famille du président Ben Ali.
Hier, elle était invitée à donner une conférence à Genève par l’Association des victimes de la torture en Tunisie, dont le président n’est autre que Abd Annacer Nait Liman. Ce dernier avait déposé plainte pour tortures, le 14 février dernier, auprès du procureur Bernard Bertossa contre l’ancien ministre de l’intérieur Abd-Allah Kallal venu se faire soigner en Suisse. Pour Nait Liman, Sihem Ben Sedrin est la « dame de fer de l’opposition tunisienne ». Un symbole reconnu aujourd’hui par tous les Tunisiens depuis qu’ils l’ont découverte sur Al-Mustaquilla. Interview.

Depuis votre sortie de prison à la mi-août, comment percevez-vous l’évolution de la Tunisie ?
Sur le plan personnel, l’étau se resserre encore plus depuis le 11 septembre. Il y a en permanence 15 policiers devant ma maison, l’état me livre une guerre de communication. Le fax, le téléphone sont coupés, les mails sur internet sont verrouillés. Résultat : Je me retrouve dans l’incapacité d’effectuer les choses les plus élémentaires. Le quotidien devient un enfer.
Par contre, sur le plan extérieur, j’ai été agréablement surprise. Ce que nous avions l’habitude d’exprimer au sein de notre ghetto de démocrates a été dit sur la chaîne Al-Mustaquilla. Et l’impact est énorme. La réaction de la population à laquelle je n’avais pas accès jusque là est très positive. Il y a une demande très forte qui, même si elle est très lourde, est gratifiante. C’est la première fois que ça arrive.

Quel est l’impact de Al-Mustaquilla ? Parvient-elle à déstabiliser le régime ?
En invitant des figures de la contestation sur son plateau, qui ont été entendues, grâce à la parabole, par tous les Tunisiens, cette chaîne a ouvert une autoroute que Ben Ali s’est évertué à verrouiller pendant 13 ans. Le pouvoir a été pris de panique, c’est pourquoi ils m’ont mise en prison. Mais il l’ont regretté aussitôt car ils ont soulevé la population contre eux.

Comment se fait-il qu’on vous ait laissée sortir du pays alors que, depuis votre libération, on vous empêchait de voyager ?
Je ne le comprends pas moi-même. J’étais d’ailleurs partie à l’aéroport sans valise tellement j’étais persuadée que j’allais être bloquée à l’aéroport. Cette irrationalité du pouvoir obéit à une logique. Cela nous rend incapables de programmer quoi que ce soit, de projeter dans l’avenir. On est obligé de vivre au jour le jour.

Selon vous, le président Ben Ali parviendra-t-il à faire passer son projet de révision constitutionnelle qui lui permettrait de briguer un quatrième mandat ?
Ben Ali a profité des événements du 11 septembre pour se proclamer champion de la lutte antiterroriste. Du coup, il s’est autorisé à resserrer l’étau sur l’opposition et a annoncé sa candidature pour 2004 en se faisant soutenir par une pluie d’associations. Deux dangers guettent : la société civile sort à peine la tête de l’eau, avec une opposition fragile et une absence totale de liberté d’expression. Ce contexte hostile ne favorise l’émergence d’une alternative contre lui. Le deuxième danger est que Ben Ali veut ouvrir la voie à une présidence à vie.

Les relations entre les « démocrates » et les islamistes ont été tendues dans le passé en Tunisie. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Quand, dans les années 1991-1992, la machine de répression contre les islamistes a été mise en branle, certaines sphères de la gauche ont été complices du pouvoir. Mais ces « démocrates » se sont retrouvés les victimes suivantes de cette même machine. Tout le monde a alors compris qu’on ne peut pas utiliser l’appareil répressif de l’état pour régler des comptes politiques ou idéologiques. Malheureusement, aujourd’hui, le débat n’existe pas parce qu’il n’y a pas d’espace pour cela.

Qu’en est-il des Tunisiens à l’étranger ?
La relation est meilleure à l’étranger. Parce qu’il y a eu tout un travail de réflexion de part et d’autre.

Comment l’opposition compte-t-elle s’organiser en prévision des prochaines élections présidentielles ?
Il y a une tentative de coordination entre les quatre principaux partis d’opposition pour s’opposer à la reconduite de Ben Ali pour la présidence en 2004.

Qu’en est-il de Mokhtar Yahsaoui, le juge invité à s’exprimer sur Al-Mustaquilla après avoir écrit une lettre ouverte au président tunisien pour dénoncer les dysfonctionnements de la justice de son pays ?
Malgré qu’il ait été mis au placard - il n’a plus aucun dossier - il se montre tout aussi décidé et persévérant dans sa démarche pour la justice. Il vient de créer un Institut pour l’indépendance de la justice.

Propos recueillis par Carole Vann / InfoSud