Une atmosphère apocalyptique a plané, avant hier soir, au parlement argentin. Tous les députés, sauf deux, ont refusé catégoriquement que le général Antonio Bussi, un ancien tortionnaire sous la dictature militaire entre 1976 et 1983, occupe le siège qu’il avait obtenu en octobre dernier. Les mères de la Place de Mai étaient aussi là et scandaient « Assassin ! Assassin ! » à chaque intervention du général. « Cet événement sans précédent montre qu’une réelle maturité dans la société civile est en train de s’asseoir en Argentine, remarque Carlos Chiapero, un ex-prisonnier politique établi à Genève. A une autre époque, ce même homme aurait été applaudi et remercié pour ses services ».

Durant la dictature, Bussi dirigeait le troisième corps de l’armée dans la province de Tucuman où plus de 600 personnes ont disparu. Selon de nombreux témoignages, l’individu aurait torturé et achevé de ses propres mains des détenus. Olga Nughes, qui vit aujourd’hui à Genève, a perdu son fils à Tucuman. « Juan Angel a disparu le 11 août 1976, raconte-t-elle. Il avait tout juste 15 ans. Il se trouvait dans une voiture avec deux profs près de l’entrée de l’école. Ils ont arrêté le véhicule et emmené mon fils. On ne l’a plus jamais revu. On sait juste qu’il a été torturé. J’ai toutes les coupures de presse qui racontent comment Bussi torturait et assassinait les disparus en les égorgeant ».

Tina Meschiati, une des rares survivantes des camps de concentration argentins, a aussi rencontré Bussi durant sa détention entre 1976 et 1978. Egalement établie à Genève, elle y a fondé l’association Memoria Viva, dont le site internet, http//www.nuncamas.com, contient les récits d’anciens soldats présents lors des séances de tortures menées par Bussi. Mais grâce aux deux fameuses lois du « point final » et du « devoir d’obéissance », ses crimes ont été amnistiés. Bussi a même réussi à se faire élire gouverneur en 1995. « A Tucuman, où la répression a été très violente, les gens cherchent la sécurité à travers l’ordre et le pouvoir, explique Tina Meschiati. Bussi leur offrait cela. Il est riche et on le craint. Pendant son gouvernorat, jusqu’à l’année passée, il recevait tout le monde avec un pistolet sur son bureau... ».

Mais en 1998, le juge espagnol Baltazar Garzon, enquêtant sur les crimes de la dictature argentine, découvre plusieurs comptes en banque - que le général avait omis de déclarer - en Suisse, en Hollande, en Allemagne et aux Etats-Unis. Immédiatement Carla del Ponte, alors procureur général de la Confédération, bloque son compte UBS en Suisse. « En bloquant ce compte, la Suisse a contribué à révéler le personnage au grand jour », affirme Tina Meschiati. Parallèlement, Bussi est accusé de vols de bébés, crime qui échappe aussi à la prescription.

« Bussi n’est pas encore définitivement écarté du parlement, précise toutefois Tina Buschiatti. On doit attendre la décision d’une commission qui dispose de trois mois pour trancher. S’il obtient quand même son siège, il sera couvert par l’immunité parlementaire et n’aura pas à comparaître devant les tribunaux ». Mais selon la fondatrice de Memoria Viva, Bussi, qu’il soit élu ou pas, ne peut plus échapper au jugement de ses compatriotes. « C’est beaucoup plus difficile d’apparaître à Buenos Aires que dans une province retirée, poursuit-elle. Même s’il ne peut être jugé par le tribunal, ce type aura à faire face quotidiennement à des tas de gens parfaitement au courant de tout ce qu’il a fait ».

Pour Carlos Chiapero, l’affaire Bussi est surtout révélatrice du changement de mentalité qui s’opère en Argentine. « Les gens ont moins peur de parler, affirme-t-il. Et alors, on découvre tout un pan de la société qui est compromis avec les militaires. A Cordoba par exemple, on commence à dénoncer certains secteurs de l’église qui ont collaboré avec la junte ».

Carole Vann / InfoSud