Propos recueillis par Carole Vann/Tribune des droits humains - Sa vie entière, Rigoberta Menchu n’a cessé de se battre pour les droits de l’homme et un monde en harmonie avec l’horloge cosmique. Prix Nobel de la paix en 1992, elle a été nommée il y a deux ans ambassadrice du président guatémaltèque Oscar Berger. A ce titre, elle stimule l’application concrète des accords de paix qui ont été négociés par l’ONU en 1996, après des décennies d’une guerre civile qui a fait plus de 20’000 morts - surtout indigènes.

Pourquoi êtes-vous à Genève ?

Nous sommes venus proposer une mode de vie différent. On vit ici dans un système matérialiste, où la mort prend plus de place que la vie. Notre monde est dominé par une culture de la mort. On meurt d’accident de voiture, de faim, de soif, du cancer, du sida. Même les catastrophes dites naturelles sont en réalité produites par l’homme : les changements climatiques, les ouragans, les sécheresses...

Le monde est déconnecté de son horloge interne. L’Occident nous voit, nous les peuples indigènes, comme pauvres. Mais pour nous, c’est l’Occident qui est désespérément pauvre en sens et en spiritualité. Nous sommes reliés à nos ancêtres, à la Madre Tierra, aux fleuves. Pour nous, tout cela est vivant. Et doit le rester pour que notre vie soit possible. Quand on parle du développement dans ce monde, il est important de réfléchir à quel type de développement. Construire un pont, une maison, une machine ou accomplir nos rêves et notre dignité ? C’est le débat que nous avons ici.

Qu’est ce qui vous frappe le plus en Occident ?

Vous savez, on vit vraiment dans une culture de la peur ici. Hier, nous avons fait une cérémonie maya pour la paix en face du Palais Wilson, où se trouve le Haut Commissariat des droits de l’homme. Les policiers sont arrivés immédiatement, ils pensaient qu’on allait attaquer les diplomates. Mais nous leur avons expliqué que nous faisions des rituels pour entrer en contact avec les esprits de nos ancêtres. alors ils nous ont laissé continuer... et ils nous ont même aidés !

Votre spiritualité peut-elle agir sur la mondialisation dominée par une logique économique et matérialiste ?

Nous faisons aussi partie de ce monde-là. Nos ancêtres avaient prédit dans leurs calendriers l’arrivée de la mondialisation et des ténèbres. Ils ont annoncé que nous allions entrer dans une période déconnectée de la nature, avec des ennemis imaginaires, des guerres idéologiques, psychologiques. Nous sommes actuellement dans l’antichambre de grandes souffrances. Mais il est certain que le monde ne peut s’engager dans un chemin purement matériel. Nous avons tous besoin d’être connectés à la vie par la spiritualité.

Le Guatémala a subi 36 ans de guerre civile. Comment avez-vous surmonté ce cauchemar ?

J’ai la chance d’avoir survécu au génocide. Ma mère a été torturée et jetée aux fauves, mon père a été brûlé vif et mes frères sont aussi morts. Les dix dernières années, nous avons exhumé des centaines de fosses et reconstitué les histoires de chaque victime. Il y a 3’000 fosses secrètes. Nous ne pouvons toutes les exhumer. J’ai retrouvé l’emplacement de trois de mes frères, mais je pense qu’il vaut mieux laisser les morts en paix là où ils sont.
Mon histoire n’a rien de particulier. Nous sommes tant à avoir souffert. Je me bats pour que de telles atrocités n’arrivent plus jamais.

Qu’est-ce que le prix Nobel vous a apporté ?

Avant, on ne voyait la culture maya que comme du folklore. Les anthropologues accouraient du monde entier pour nous étudier. Mais après le Nobel, nous avons enfin été considérés comme des êtres vivants qui avaient souffert.
L’humanité oublie facilement. Ce prix aide à se souvenir. Dans mes cérémonies spirituelles quand je communique avec mes ancêtres, je ne manque jamais de remercier "Don Alfredo Nobel".

Que comptez-vous accomplir en qualité d’ambassadeur de bonne volonté dans le gouvernement guatémaltèque ?

Nous avons une longue histoire de discrimination et c’est très emblématique qu’une femme maya soit investie de ce rôle d’ambassadeur. Cela me permet de voir de l’intérieur comment un pays est gouverné. Implanter des accords de paix est un projet gigantesque, équivalent aux objectifs du millénaire pour le développement de l’ONU .... Cela prendra au moins 20 ans avant d’y parvenir.