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En Argentine, le pouvoir nie la pauvreté

Correspondant pour le journal Le Temps, Pierre Bratschi dresse un portrait de la réalité économique en Argentine, où l’inflation galopante est passée sous silence par le gouvernement de Cristina Kirch­ner

Pierre Bratschi, Buenos Aires/Le Temps

Inflation et travail au noir

La pauvreté en Argentine n’a pas baissé, bien que le PIB ait augmenté de 70% ces huit dernières années. La tendance est au contraire à la hausse : un Argentin sur trois vivrait sous le seuil de pauvreté.

Pourtant, tout semblait sur des rails, après la plus grande débâcle économique qu’ait connue le pays en 2001. L’Argentine connaissait en effet des chiffres de croissance à la chinoise. Conséquence, la pauvreté, qui touchait officiellement la moitié de la population, baissait régulièrement pour atteindre 23% en 2007.

Or l’inflation, jusque-là maîtrisée à des taux de 5 à 6% par année, allait tout d’un coup s’emballer pour monter à 25% ces trois dernières années.

« Dans les années 1990, la pauvreté était due au manque de travail. Cette fois, elle est due à l’inflation et, avant tout, à l’augmentation du prix des denrées alimentaires. Dans une population où les pauvres dépensent la moitié de leur revenu pour se nourrir, une hausse de cet ordre est difficilement supportable, explique Ernesto Kritz, spécialiste du marché du travail. Les salariés syndiqués limitent les dégâts en touchant des augmentations à peu près équivalentes à l’inflation, mais les travailleurs du marché informel sont touchés de plein fouet, leurs salaires n’évoluant guère. Ces travailleurs représentant environ 40% de la population active, on comprend alors pourquoi la pauvreté gagne du terrain en Argentine. »

Squatter les terrains vagues

Si les prix de l’alimentation frappent cruellement le porte-monnaie, ceux de l’immobilier ne sont pas en reste. En trois ans, les loyers ont doublé, voire triplé. La folie immobilière dans les grandes villes, et à Buenos Aires en particulier, a atteint des proportions surréalistes. « Je paie 1000 pesos (230 francs) de loyer pour une cuisine et une chambre et j’ai trois heures de transport par jour pour me rendre au travail. Je n’y arrive plus », témoigne Alejandra, 31 ans, mère de quatre enfants et dont le salaire est de 2000 pesos. « Je voulais m’installer sur un terrain vague, mais mon mari refuse », ajoute cette femme de ménage au noir.

Squatter des terrains vagues ou des parcs, c’est en effet la seule solution qu’il reste aux plus modestes. En une nuit, ils arrivent avec planches et bidons à 100 ou 200 familles et s’installent. La police, faute de moyens et de directives claires, ferme les yeux, laissant les bidonvilles prendre des proportions inquiétantes.

L’absence de crédit hypothécaire interdit à toute nouvelle famille d’acquérir un logement, même modeste, et la convertit en locataire. « Pour ne plus payer un loyer abusif, mon frère s’est acheté une maison dans un de ces bidonvilles, soupire Alejandra. Après des années d’efforts, il a pu acquérir un toit de 20 mètres carrés qu’il a payé 15 000 pesos [3500 francs]. » Une fortune pour une masure sans eau ni électricité.

La preuve par Google Earth

Le pouvoir nie l’évidence, il prétend que l’inflation est maîtrisée autour de 8% et que la pauvreté continue sa décrue. « En période électorale, admettre que la pauvreté augmente serait suicidaire, estime Ernesto Kritz. Le gouvernement a donc fixé arbitrairement un seuil de pauvreté à 1300 pesos (300 francs), ce qui lui permet d’affirmer que seuls 10% des Argentins sont démunis. »

Les instituts privés, de leur côté, sont unanimes, le seuil se situe à 2200 pesos (500 francs), et le nombre d’Argentins sous ce seuil avoisine 30%.

Inflation, pauvreté, les sujets sont tabous au point que le gouvernement inflige des amendes de 100 000 francs aux sociétés de conseil et aux instituts privés qui osent diffuser des informations contraires aux données officielles. Toutefois, si les chiffres peuvent être aisément trafiqués, les photos de Google Earth sont moins susceptibles de mentir.

Depuis quelques jours, les journaux se font un plaisir de publier des photos des bidonvilles, aujour­d’hui et il y a dix ans. L’effet avant/après ne laisse aucun doute sur l’expansion des bidonvilles. La présidente argentine Cristina Kirch­ner infligera-t-elle une amende à Google ?